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Formation de la conception anarchiste

category international | histoire de l'anarchisme | opinion / analyse author Friday September 10, 2010 21:35author by Fondation Besnard Report this post to the editors

Les différentes étapes présentées sont le reflet d'une série d'exposé-discussions au centre Max Nettlau à Paris [en invitant différents auteurs et spécialistes, Colombo, Fontenis, Guérin, Guillon, Ribeill, Rubel, Skirda, entre octobre 1982 et janvier 1985], souvent élaborés et toujours résumés par Martin (=F. Mintz) qui en assume toutes les lacunes. Il est évident que les expériences évoquées sont les principales, des ouvrages existent sur les mouvements libertaires en Asie et en Amérique (anglo-saxonne et latine). Il fait tenir compte, bien entendu, que les informations sont des années 1980 [et conservées sauf dans des cas d'énormes différences], avant l'écroulement du socialisme réel et les guerres capitalistes impliquant de nombreux pays du premier monde dans l'ex Yougoslavie et en Irak.


Formation de la conception anarchiste


Des premiers anarchistes de la Révolution Française à Proudhon et Bakounine

(15-10-1982)

Kropotkine, dans son bref historique de l'anarchisme rédigé en 1905 pour l'Encyclopedia Britannica, se sent obligé d'évoquer un parallélisme: celui de l'opposition entre tendances libertaires et tendances autoritaires dans toute l'histoire du genre humain. De même, Max Nettlau dans son histoire de l'Anarchie écrit : Une histoire de l'idée anarchiste est inséparable de l'histoire de toutes les évolutions progressives et des aspirations à la liberté. Toutefois, Nettlau reconnaît que s'il y eut, par exemple, dans l'Antiquité des penseurs anarchistes complets, ils nous sont inconnus. Plutôt que rechercher des racines dans toute l'histoire de l'humanité (encore que dans le mythe de Prométhée, l'insurrection de Spartacus, le taoïsme, bien des aspects sont attirants), j'écarte volontairement toute référence antérieure à la Révolution Française, car De la Commune de 1793 à celle de 1871 et de celle-ci aux soviets de 1905 et 1917,la filiation est évidente [1].

Malgré ce parti-pris, il est nécessaire de citer deux éléments du passé. Le premier est L'hérésie vraiment populaire et révolutionnaire des Albigeois (...) contre la domination du pape, des prêtres et des seigneurs féodaux [2]. En fait ce mouvement fut très vaste et durable: c'est le bogomilisme qui du X au XII siècles part de Bulgarie vers le sud de la France en contaminant tout sur son passage, et allant également, mais moins fortement vers Kiev. Un prêtre antibogomile bulgare Kozma a laissé cette description du début du XI siècle: Cde même qu'ils dénigrent les riches, ils enseignent à leurs proches à ne pas se soumettre aux maîtres, ils haïssent le roi, insultent les anciens, repoussent les nobles; ils pensent qu'ils sont hais par dieu ceux qui travaillent pour le roi. Ils conseillent à chaque serviteur de ne pas travailler pour son seigneur [3]. Évidemment, on pourrait se lancer dans une série de nuances ou de remarques sur la véracité de ces affirmations, mais le fait est que les possédants voyaient ainsi le bogomilisme.

Le deuxième élément est tout aussi important; c'est l'analyse de La Boétie dans La servitude volontaire, qui semble rédigé vers 1550 quand il avait 20 ans. La Boétie se demande pourquoi tant de millions d'être humains se laissent commander par un dictateur, alors que la nature humaine montre que le désir de liberté est instinctif. Mais La Boétie distingue finement: la servitude peut tant dénaturer l'homme [qu'elle] lui fait perdre la souvenance de son premier être, et le désir de le reprendre. Le naturel, pour bon qu'il soit, se perd s'il n'est entretenu. La Boétie, s'il voit la différence entre un tyran auteur d'un coup de force, celui qui acquiert le pouvoir par naissance et enfin celui qui est choisi, écrit : je vois bien qu'il y a entre eux quelque différence, mais de choix je n'en vois point. Enfin il découvre le secret et le fondement de la tyrannie dans ceux qui profitent sous eux, par les faveurs, par les gains et regains que l'on a avec les tyrans. L'importance de cette analyse consiste en ce qu'elle explique à la fois la soumission et la révolte, du fait de l'ambivalence de la nature humaine. L'analyse sera souvent moins claire en plein XIX siècle.

La Révolution Française offre le tableau d'une série de discussions d'où surgissent des critiques libertaires. Les républicains bourgeois dénoncèrent, comme Brissot dans une brochure l'octobre 1792 les anarchistes qui voulaient que les députés et les ouvriers de Paris aient la même indemnité; qui voyaient deux classes, celle qui a et celle qui n'a pas, celle des sansculottes et celle des propriétaires et aspiraient au nivellement des fortunes; qui haïssaient les fonctionnaires: Du moment où un homme est en place, il devient odieux à l'anarchiste, il paraît coupable. Cet exposé dû à Kropotkine dans La Grande Révolution 1789-1793 est à compléter par les deux volumes de La lutte de classes sous la Première république de Daniel Guérin. Guérin montre que Robespierre et Saint Juste s'étaient rendu compte de la mentalité ambivalente de certains révolutionnaires, pénétrés de foi révolutionnaire et d'appétits matériels, ce que Guérin qualifie ailleurs de caste de parvenus en voie de se différencier de la masse et aspirant à confisquer à leur profit la révolution populaire, de sclérose bureaucratique comme on pourra la voir en Russie [4].

Pour tout être qui raisonne, gouvernement et révolution sont incompatibles. Voilà ce qu'écrivait l'enragé Varlet en 1794 [5]. Jacques Rous soulignait la duperie qu'est la liberté politique sans l'égalité économique: La liberté n'est qu'un vain fantôme, quand une classe d'hommes peut affamer l'autre impunément. (25 juin 1793). La pensée la plus profonde fut le Manifeste des égaux écrit par Sylvain Maréchal avec La conjuration de Babeuf: La révolution française n'est que l'avant-courrière d'une autre révolution bien plus grande, bien plus solennelle, et qui sera la dernière. Cela me fait penser aux idées révolutionnaires antibolchéviques de Kronstadt évoquant une troisième révolution après 1905 et 1917. Il faut, disent-ils, la communauté des biens, alors les fruits sont à tout le monde. Disparaissez, enfin, révoltantes distinctions de riches et de pauvres, de grands et de petits, de maîtres et de valets, de gouvernants et de gouvernés.

La révolution française a été le creuset où se sont formés l'anarchisme et également l'idée de la prise du pouvoir avec une sorte de dictature révolutionnaire. Une succession de mouvements et de réflexions dans ce sens s'ébranlent sans arrêt jusqu'à aujourd'hui.

Il est bon d'aborder maintenant les penseurs utopiques. Ce faisant nous n'emboîtons nullement le pas à Engels et sa brochure de 1880 Du socialisme utopique au socialisme scientifique, très floue quant à la définition de la mission historique du prolétariat et de la prise du pouvoir politique. Dans des passages peu connus de l'Empire knouto-germanique (tome 8, p. 449), donc écrits en 1871, on s'aperçoit que Bakounine qualifie le saint-simonisme d'hallucination, de folie théocratico-bourgeoise; Owen, bien plus philanthrope que socialiste, fut justement accusé d'utopie, parce qu'il avait espéré qu'on pourrait transformer le monde par le seul moyen d'une éducation rationnelle, comme si l'établissement d'un tel système d'éducation était possible dans le milieu actuel! Fourier mérite également ce surnom d'utopiste, parce que son système repose sur une transaction à l'amiable entre le capital, le talent et le travail. Papa Cabet aussi était un utopiste. La grande erreur de la plupart de ces nobles champions de l'égalité, de la justice et de la liberté, fut de s'imaginer que le ventre, c'est-à-dire l'intérêt de la classe bourgeoise, pouvait être accessible à des arguments intellectuels et moraux. Et Bakounine reconnaît le titre de socialiste à deux penseurs bien différent: Louis Blanc et Proudhon.

Louis Blanc publie en 1841 l'Organisation du travail où il décrit un socialisme s'instituant sous contrôle de l'État et de l'étatisation progressive. En 1840 Proudhon avait publié Qu'est-ce que la propriété qui annonçait ses idées anarchistes.

Karl Marx dans La Sainte Famille écrit en 1844-45: Proudhon n'écrit pas seulement dans l'intérêt des prolétaires, il est lui-même prolétaire, ouvrier. Son ouvrage est un manifeste scientifique du prolétariat français et présente donc une importance historique tout autre que l'élucubration littéraire d'un critique quelconque. De même dans l'Idéologie allemande écrite en 1846, mais publiée en 1939, Marx apprécie la dialectique sérielle de Proudhon, c'est-à-dire l'opposition des contraires, vu qu'aucune synthèse n'est possible. Des rapports personnels se nouent entre Proudhon et Marx, qui tournent au vinaigre en juin 1846 avec cette lettre de Proudhon dont ce passage, plus d'un siècle plus tard, garde sa saveur: après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne tombons pas dans la contradiction de votre compatriote Martin Luther qui, après avoir renversé la théologie catholique, se mit aussitôt, à grand renfort d'excommunications et d'anathèmes, à fournir une théologie protestante.

La rupture est bientôt totale, Marx ne cessera plus de nier à Proudhon toute qualité dans Misère de la philosophie en 1846, dans le Manifeste en 1847. À la mort de Proudhon en 1864, Marx évoquant Qu'est-ce que la propriété, ouvrage qualifié de scientifique en 1844, en parle ainsi: Dans une histoire rigoureusement scientifique de l'économie politique, ce livre aurait à peine mérité les honneurs d'être mentionné. (Lettre à J.B. Schweitzer, 24-01-1865).

Proudhon a, cependant, cultivé les contradictions: contre la grande propriété, mais pour la propriété individuelle; contre la concurrence capitaliste mais pour la concurrence entre associations ouvrières, contre l'État et la dictature mais en pleine dictature, gardant d'étranges contacts avec Napoléon III, révolutionnaire tout en ne voulant pas déposséder par la violence les propriétaires actuels des terres; des logements, des mines, des usines, etc. (Kropotkine, Encyclopedia Britannica). Bakounine a écrit carrément : Proudhon, malgré tous les efforts qu'il a faits pour secouer les traditions de l'idéalisme classique, n'en est pas moins resté toute sa vie un idéaliste incorrigible, s'inspirant, comme je le lui ai dit deux mois avant sa mort, tantôt de la Bible, tantôt du droit romain, et métaphysicien jusqu'au bout des ongles. Mais Bakounine ajoutait: le système anarchique de Proudhon, par nous élargi, développé et libéré de tout son accoutrement [6].

En dépit de ses contradictions, Proudhon a jeté les bases du fédéralisme à partir des associations ouvrières locales, régionales, nationales, et de l'autogestion. Bakounine approfondit ces conceptions en y ajoutant ses analyses de l'autorité et du pouvoir corrupteur.

Dans la discussion, il a été reproché à cet exposé d'ignorer Bellegarigue, Dejacques et Coeurederoi. En fait, ces penseurs ont eu peu de rayonnement et ils furent redécouverts par Max Nettlau dans les années 1920-1930 de ce siècle.

Le problème des communautés fut évoqué, ainsi que leur échec économique et leur importance en tant qu'exemple d'une autre vie sociale, car attendre toute la vie la révolution pour s'épanouir, c'est désespérant (...) L'individu a besoin de se réaliser dans l'immédiat. Ces expériences ne sont pas négatives à condition de ne pas se faire d'illusions.

La I Internationale 1864-1872, socialisme autoritaire et socialisme libertaire

(29-11-1982)

On peut constater qu'entre l'appel de 1847 dans le Manifeste de Marx et Engels Prolétaires de tous les pays, unissez-vous (dont l'origine vient des articles de Flora Tristan en 1840) et 1864, il s'écoule pas mal d'années. Cependant l'idée d'union était en l'air. Ainsi à New York en 1855 Dejacques et Coeurderoi avaient lancé une Association internationale avec des Français, des Américains, des Italiens, etc., suivant un schéma hiérarchique de haut en bas. Et en 1859, cette Internationale avait abouti à une rupture entre autoritaires et libertaires. Ces derniers déclaraient : Refus absolu de tous les privilèges, refus absolu de toute autorité; le gouvernement social ne peut être et ne doit être qu'une administration nommée par le peuple, soumise à son contrôle et toujours révocable par lui quand il le juge convenable [7].

Cet épisode peu connu à l'époque peut symboliser le sort de l'Internationale qui va suivre, dont l'évolution est très différente, si on l'examine dans les détails.

En 1862 lors de l'Exposition Universelle de Londres, une délégation d'ouvriers français (dont le voyage était payé par Napoléon III) prenait contact avec les trade unions et prévoyaient une rencontre annuelle à Londres. En 1863, c'est une correspondance suivie et des congrès internationaux qui sont envisagés. Enfin en septembre 1864, c'est la fondation de l'Association Internationale des Travailleurs, avec différentes déclarations, dont celle de Tolain: L'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes. L'AIT regroupe plusieurs tendances ouvrières: celle des Anglais qui touchent les ouvriers spécialisés et ne cherchent pas à s'étendre vraiment à l'ensemble du prolétariat, celle des Français qui sont très influencés par les idées de Proudhon (mort cette année là) et qui sont divisés entre proudhoniens prêts à l'action politique (Tolain) et proudhoniens n'acceptant que le militantisme ouvrier (Varlin), celle des mazziniens, c'est-à-dire des Italiens qui veulent l'indépendance de l'Italie et sa réunification, en donnant un rôle important à la religion. Ces groupes essayent de rédiger une déclaration commune, et vu les difficultés de rédaction, des exilés politiques intellectuels sont appelés en renfort, comme Karl Marx. Celui-ci arrive à élaborer un texte, en profitant de l'absence des mazziniens. Mais dans les considérants, une erreur apparemment de détail aura une grande importance théorique plus tard, les textes anglais et français sont différents sur un point. Le texte en cause est le suivant: L'émancipation économique des travailleurs est le grand objectif auquel doit se soumettre tout mouvement politique. Or le texte anglais introduit as a mean avant tout mouvement politique, c'est-à-dire comme moyen, éventuellement, ce qui autorise des compromis politiques.

On peut remarquer que l'initiative et l'organisation de l'AIT viennent des travailleurs eux-mêmes. Et si on regarde les points inscrits à l'ordre du jour des premiers congrès, on ne peut qu'être frappé par la diversité et la richesse des questions abordées: celle de la femme au travail, de l'enseignement, des coopératives, de la création d'un centre international de crédit pour les associations ouvrières, des rapports avec l'armée, du secours aux orphelins de l'AIT, de l'adoption de la journée de 8 h., de la religion et morale, des moyens pratiques de lutte contre le capital, de la définition de l'État, libertés politiques et émancipation économique, de l'adoption d'une langue universelle, de la réforme de l'orthographe des langues naturelles. Tous les problèmes sont abordés spontanément parce qu'on croit la révolution proche.

Cependant, un première difficulté surgit -grave avec le recul chronologique-. Tolain propose d'exclure de l'AIT: les travailleurs de la pensée (c'est-à-dire ceux qui ne travaillent pas directement de leurs mains: les intellectuels et donc les patrons). On lui objecte que Marx a consacré sa vie au triomphe de la classe ouvrière. Tolain réplique : Comme ouvrier, je remercie le citoyen Marx [... mais] je crois qu'il est utile de montrer au monde que nous sommes assez avancés pour pouvoir agir par nous-mêmes. Cette proposition faite au I congrès à Genève en 1866 ne fut rejetée que par 25 voix contre 20.

Trois remarques sont à faire :

1) la défiance ou le refus des intellectuels révolutionnaires est une constante dans le prolétariat, témoin les idées du Juif polonais de langue russe Machaewski affirmant que les intellectuels révolutionnaires -aussi bien marxistes qu'anarchistes- ne sont que les représentants d'une nouvelle classe qui s'emparera du pouvoir sur le dos des travailleurs et que, pour éviter cela, il faut préparer un complot les travailleurs. On peut consulter Le socialisme des intellectuel, Seuil, de Skirda.

2) Marx ne participa pas directement aux congrès de l'AIT, mais seulement à celui de 1872. Il manoeuvrait dans les coulisses: après le II congrès de 1867 à Lausanne Au prochain congrès de Bruxelles, je dirigerai personnellement l'affaire et j'en finirai avec cette bande de proudhoniens (lettre à Engels,11-9-1867); pour le III congrès de 1868 à Bruxelles: heureusement nos vieux amis de Paris sont sous les verrous (allusion à la répression de Napoléon III contre Varlin, lettre à Engels 29-9-l868).

3) Le système des votes dans les congrès se faisait selon les délégués ou personnes porteurs de mandats, autrement dit: un représentant d'un petit syndicat avait autant de force que le porteur de milliers de mandats. Si bien que les magouilles de toutes les tendances firent que beaucoup de membres présents imposaient telle ou telle décisions (problème essentiel au congrès de 1872).

On constate donc que d'initiative purement ouvrière l'AIT est devenue un lieu d'influences de Marx principalement, et d'autres groupes. La situation va se compliquer avec l'arrivée de Bakounine qui s'est échappé du bagne en Sibérie en passant par le Japon et les USA.

Pour comprendre les rapports entre les deux hommes, il faut savoir qu'ils se sont connus comme étudiants révolutionnaires en Allemagne en 1844. Bakounine a synthétisé leurs contacts en 1871: Il me traitait d'idéaliste sentimental et il avait raison; je l'appelais un vaniteux perfide, et j'avais raison aussi [8]. Mais les rapports s'étaient franchement dégradés avec l'accusation contre Bakounine d'être espion tsariste, publiée dans une revue de Marx en 1848, puis démentie mais reprise pendant la captivité de Bakounine de 1849 à 1861 (il avait été livré par les Allemands à la Russie à la suite de sa participation à l'insurrection de Dresde) en 1853, et encore en 1862 à l'annonce de la libération de Bakounine. Et c'était toujours des amis de Marx qui la colportaient. Les tensions semblèrent disparaître un moment lors des retrouvailles en 1864: C'est, en résumé, un des rares hommes chez qui, après seize ans, je constate du progrès et non du recul [9].

L'influence direct des oppositions entre Bakounine et Marx dans l'AIT a lieu en 1868 avec la demande d'adhésion de l'Alliance Internationale de Bakounine et ses amis et des groupes en Italie, en France, en Espagne et en Suisse. Le Conseil Général de l'AIT où Marx est très important acquiert alors de l'importance, car il décide, logiquement du reste, qu'il ne peut y avoir une petite société internationale au sein de l'AIT et accepte l'adhésion des groupes, mais pas de l'Alliance en soi, ce qui est fait. Mais deux éléments compliquent la situation, le fait qu'en pratique les rapports privilégiés entre groupes alliancistes sont maintenus et qu'en Suisse, le groupe de Genève n'accepte pas le groupe de l'Alliance. Finalement le Conseil Général propose que les bakouninistes prennent le nom de fédération jurassienne.

Le IV congrès à Bâle en 1869 voit une participation active de Bakounine et ses amis et l'adoption d'une motion par 32 voix contre 23 sur l'abolition de l'héritage, que Marx considérera très inopportune des bavardages vides de sens. Par tactique de compensation vis-àvis de Marx, et aussi dans l'espoir qu'ainsi la section de Genève sera mise au pas, les bakouninistes adoptent une motion pour renforcer les pouvoirs du Conseil Général. Ce fut une magouille absurde et stupide de Bakounine qui se retournera contre lui au congrès de 1872.

On peut constater que non seulement les associations ouvrières ont perdu maintenant l'initiative dans l'AIT, mais que la polarisation du conflit entre partisans de Marx et ceux de Bakounine devient majoritaire. Cet envenimement entraîne un approfondissement de la pensée à la fois de Marx et de Bakounine. Bakounine lui-même, l'un des hommes les plus ignorant sur le terrain de la théorie sociale [10]. Je le sais aussi bien que toi que Marx n'est pas moins fautif que les autres envers nous [11].

Entre le IV congrès de 1869 et le V en 1872 à La Haye, de nombreux événements importants ont lieu: la guerre franco-allemande en 1870, puis la Commune de Paris en 1871 qui empêchent l'activité normale de l'AIT.

La guerre franco-allemande provoque deux positions chez Marx. En tant que représentant du Conseil Général de l'AIT, il condamne cette guerre de suicide et annonce l'alliance des ouvriers de tous les pays [qui] finira par tuer la guerre (23-7-1870). Mais dans une lettre à Engels, trois jours avant, Marx écrit : Les Français ont besoin d'être rossés [une victoire allemande amènera la] prépondérance de notre théorie sur celle de Proudhon. Pour Bakounine, il est primordial que le peuple français gagne, car sinon la domination allemande signifierait l'étouffement de la révolution [12]. La participation de Bakounine à la commune révolutionnaire de Lyon est considérée comme une ânerie par Marx.

La Commune de Paris est-elle jugée par deux Marx, celui de l'AIT et celui du système étatique? Dans le Manifeste, Marx écrit qu'il faut s'emparer de l'appareil étatique: centralisation du crédit entre les mains de l'État, au moyen d'une banque nationale, dont le capital appartiendra à l'État, et qui jouira du monopole exclusif. Centralisation, entre les mains de l'État, de tous les moyens de transport. Dans le 18 Brumaire, Marx décrit une position étatique autoritaire, or ce texte est écrit en 1864, mais publié en 1871. Pendant la Commune, le 12 avril 1871, Marx écrit à Kugelman: Dans le dernier chapitre de mon "18 Brumaire", je remarque, comme tu le verras si tu le relis, que la prochaine tentative de révolution en France devra consister non plus à faire passer la machine bureaucratique militaire en d'autres mains, comme ce fut le cas jusqu'ici, mais à le détruire. C'est la condition première de toute révolution véritablement populaire sur le continent [13]. Visiblement Marx improvise puisqu'il parle à la fois de révolution en France, puis dans le continent; et ensuite, le dernier chapitre du livre en question ne parle nullement de destruction de l'État, sinon d'une sorte de croissance de l'État indépendante des classes et de la vieille taupe de la révolution.

La confusion est encore plus grande avec le texte La guerre civile en France de Marx, qui est aussi Adresse du Conseil Général de l'AIT à tous les membres de l'Association en Europe et aux États-Unis. Dans l'édition des Éditions Sociales 5 pages (p.63-67) montrent un Marx différent. Il parle avec force de l'élection des responsables de la Commune au suffrage universel, révocables à tout moment; des membres de la police qui ne dépendent plus du gouvernement et de la politique, et sont aussi responsables et à tout instant révocables; des fonctionnaires soumis à ce système; Depuis les membres de la Commune jusqu'au bas de l'échelle, la fonction publique devait être assurée pour un salaire d'ouvrier; magistrats et juges sont responsables et révocables; il y a destruction du pouvoir d'État : le secret [...] un gouvernement de la classe ouvrière [...] la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l'émancipation économique du travail.

Marx nuance son appréciation dans la préface du 24 juin 1872 au Manifeste : La Commune, notamment, a démontré que la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'État et de la faire fonctionner pour son propre compte. Il n'est donc plus question de destruction immédiate de l'État. De plus, le flou demeure: Marx veut-il un système communal qui se fédère ou une Commune qui dirige le pays (et comment appliquer la révocation dans ce cas ?). De toute façon, on est aux antipodes de la politisation de la classe ouvrière et d'une minorité éclairée guidant les masses. On ne peut que reconnaître entre les lignes la position de Proudhon: En résumé, le système fédératif est à l'opposé de la hiérarchie et de la centralisation administrative et gouvernementale [14]. Et Bakounine s'exclamera à l'envers de la plus simple logique et de leurs sentiments véritables, ils [les marxistes] proclamèrent que son programme et son but étaient les leurs [15].

Par opposition, on peut citer cette lettre de Bakounine à Richards, 12 mars 1870: Et quand l'heure de la révolution aura sonné, [ce sera] la liquidation de l'État et de la société bourgeoise, y compris tous les rapports juridiques.[...] l'organisation économique, de bas en haut et de la circonférence aux centres, du monde triomphant des travailleurs [16].

La valeur des idées de Marx peut se juger à leur application par Marx: il ne changea rien à la structure autoritaire du Conseil Général, ni à sa tactique calomniatrice. Le délégué espagnol Anselmo Lorenzo à la conférence de Londres fut tellement écoeuré par les ragots qu'il inscrit dans son rapport : Si ce que Marx a dit de Bakounine est certain, ce dernier est infâme, dans le cas contraire, c'est Marx. Il n'y a pas de moyen terme, vu la gravité des attaques et des accusations que j'ai entendues. Plus encore, la fédération jurassienne proposa comme organisation de l'AIT l'autonomie des sections, un simple bureau de correspondance et de statistique à la place du Conseil Général, car Comment voudrait-on qu'une société égalitaire et libre sortît d'une organisation autoritaire ? C'est impossible [17].

Engels répondit à cette proposition de novembre 1871 dans un article du 10 janvier 1872 dans une revue allemande: Bref, où en arriverions-nous avec cette organisation nouvelle ? A l'organisation lâche et soumise des premiers chrétiens, celle des esclaves [...] et les gens qui nous prêchent ces folies se donnent pour les seuls révolutionnaires véritables. Engels prolonge son idée dans De l'Autorité où il démonte encore plus la conception sur la destruction de l'État: La Commune de Paris aurait-elle duré un seul jour, si elle n'avait pas employé cette autorité du peuple armé face aux bourgeois? Ne pouvons-nous, au contraire, lui reprocher de ne pas s'en être servi assez? Mais Marx et Engels répliquent ensemble dans Les prétendus scissions dans l'Internationale en faisant un amalgame entre les bakouninistes et les Saint-simoniens, Fouriéristes, Icariens, Owenistes [...] ces sectes; leviers du mouvement à leur origine lui font obstacle dès qu'il les dépasse; alors elles deviennent réactionnaires; [témoin les Lassaliens] simples instruments de police [...] En d'autres mots, comme les couvents du Moyen Age représentaient l'image de la vie céleste, l'Internationale doit être l'image de la nouvelle Jérusalem. [...] L'anarchie, voilà le grand cheval de bataille de leur maître Bakounine qui des systèmes socialistes n'a pris que les étiquettes. Tous les socialistes entendent par anarchie ceci : le but du mouvement prolétaire, l'abolition des classes, une fois atteinte, le pouvoir de l'État [...] disparaît. Les bakouninistes prenaient les choses à l'envers en voulant l'anarchie dans l' Internationale au moment où le vieux monde cherche à [l']écraser.

Ce texte de mars 1872 montre clairement que Marx restait fidèle à l'autoritarisme et la centralisation sous prétexte d'efficacité. Bakounine avait écrit fin 1871 à propos de Marx: C'est la vieille histoire: le pouvoir corrompt les hommes, même les plus intelligents, mêmes les plus dévoués. et ailleurs il ajoutait : Le mal est dans la recherche du pouvoir, dans l'amour du gouvernement, dans la soif de l'autorité. Et Marx est profondément atteint de ce mal.(...) Sa théorie s'y prête beaucoup. (...) il est un communiste autoritaire et partisan de l'émancipation et de l'organisation du prolétariat par l'État [18]. Du reste, Bakounine jugeait ainsi la brochure de Marx sur les scissions dans l'AIT: l' arme habituelle de M. Marx, un tas d'ordure.

Dans ces conditions le congrès de La Haye n'eut pas grand chose de prolétaire. La proximité de l'Allemagne était favorable à la venue d'amis de Marx. La magouille était si évidente que les bakouninistes d'Italie refusèrent de se déplacer. Par contre, les Jurassiens pensaient que leur présence aurait pu faire pencher la balance en faveur des libertaires. Après une tentative formelle des bakouninistes espagnols de demander un système de vote à partir du nombre des affiliés, rejetée par les délégués dont certains représentaient des syndicats fantômes, le congrès vota l'exclusion de Bakounine, Guillaume, ce qui entraînait la rupture. Marx concluait après le congrès qu'il a proclamé la nécessité, pour les classes ouvrières, de combattre sur le terrain politique, comme sur le terrain social, la vieille société qui s'écroule [19].

Les délégués espagnols, italiens et français et jurassiens se réunirent à Saint Imiers en Suisse pour fonder une AIT libertaire basée sur trois points 1) que la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat; 2) que toute organisation d'un pouvoir politique soi-disant provisoire et révolutionnaire [.. est une] tromperie ; 3) que repoussant tout compromis pour arriver à l'accomplissement de la révolution Sociale, les prolétaires de tous les pays doivent établir, en dehors de toute politique bourgeoise, la solidarité de l'action révolutionnaire.

La rupture ne semblait pas complète pour Bakounine: Mais que faire ? [...] se tolérer mutuellement [...] Il faut chercher l'unité uniquement sur le terrain de la solidarité économique. Cette solidarité nous unit tandis que les questions politiques fatalement nous séparent.

Pour conclure, on peut citer deux opinions directes de Marx sur Étatisme et Anarchie, livre en russe de Bakounine. Là où Bakounine critique les marxistes et leur État socialiste formé de travailleurs. Oui, pardon, d'ex travailleurs, qui cesseront de l'être dès qu'ils deviendront représentants ou gouverneurs du peuple. Marx commente Ni plus ni moins qu'un fabriquant cesse d'être capitaliste en devenant conseiller municipal. Il est évident que dans ce cas le capitaliste est toujours chef, que ce soit dans la sphère économique ou politique, mais dans le cas de l'ex-travailleur il acquiert un pouvoir, qu'il subissait auparavant, ce qui le transforme du tout au tout. Enfin, Marx écrivait la libre organisation des masses de bas en haut, quelle bêtise [20].

La discussion a porté sur de nombreux points: - une trop grande personnalisation de l'exposé par rapport à Marx et à Bakounine, - une synthèse marxisme-anarchisme, - l'économie actuelle, etc.

Développement du mouvement anarchiste (France, Italie, Espagne) 1872-1894 terrorisme, syndicalisme, individualisme

(12-11-1982)

Après la rupture de l'Internationale, on constate que les deux branches, autoritaire et libertaire, n'ont guère vécu. Fin 1876, c'est la dissolution de l'AIT autoritaire, ce qui sembla être un soulagement puisqu'Engels écrit à Sorge: C'est bien, elle appartenait au Second Empire.

Quant à l'AIT libertaire, elle était formée de groupes différents, ce qui apparut nettement au congrès de 1873 à Genève à propos de la motion sur la grève générale. Les Anglais et les Belges avaient une vision bien plus prudente que les Espagnols (70.000 affiliés) et les Italiens. L'annonce de Bakounine, vieux et malade, abandonnant la politique, et son pessimisme, fit réfléchir. Lors des congrès, les positions se creusèrent pour aboutir en 1877 à la décision de la fédération jurassienne de ne pas organiser le congrès prévu, ce qui sonna le glas de l'AIT libertaire.

Cependant ce fut une période de débats très importants car c'est en 1876 au congrès de Berne qu'apparurent deux notions fondamentales de l'anarchisme. La première est celle du communisme anarchiste, dont l'élaboration est due au Savoyard (plombier, selon Maitron) Dumartheray. Dans le même temps, Cafiero et Malatesta partageaient la même idée. James Guillaume dans Idées sur l'Organisation Sociale, la même année, évoquait une société collective quant à la rétribution et communiste pour la consommation, et en 1880, il publiait La Commune Libre. Ces conceptions seront illustrées par la pratique anarchiste révolutionnaire d'Espagne et de Russie.

La deuxième notion est celle de la propagande par le fait que la fédération italienne, sous la poussée de Cafiero et Malatesta, avait adoptée. Il s'agissait de montrer aux masses que seul le socialisme anarchiste et l'insurrection étaient la solution. Un fait pouvait avoir confirmé la valeur de cette tactique: l'insurrection de 1874 dans le sud de l'Italie, qui bien qu'ayant échoué insurrectionnellement, se termina par un acquittement général des accusés, dont Malatesta. Les jurés, qui appartenaient justement aux gens les plus riches de la population, serrèrent la main des accusés [21]. En 1877, la même tactique fut reprise dans la région de Matese, sans plus de succès, et curieusement le procès donna un nouvel acquittement, dont Malatesta.

On constate donc que l'AIT, organisation syndicaliste, admettait aussi des conceptions anarcho-communistes et une tactique insurrectionnelle. Le fait est important, mais l'exemple ne fut pas médité et appliqué.

En France, à partir de l880 c'est le retour des communards, dont Louise Michel, qui se lance bientôt dans la propagande anarchiste, avec le syndicaliste anarchiste Pouget. Ce dernier va poursuivre sans discontinuer son action syndicale à nombreuses facettes, puisqu'on lui doit aussi la première brochure antimilitariste révolutionnaire, en 1883 À l'armée. Mais pour un certain nombre d'anarchistes français, le syndicalisme n'a pas accompli ses promesses, et il est donc délaissé au profit de la propagande purement anarchiste. Une minorité proclame l'illégalisme révolutionnaire: le vol pour financer la cause révolutionnaire, comme Clément Duval et Vittorio Pini. Cette tactique, souvent reprise, en particulier en Espagne dans les années 1923-29 et en Amérique Latine, n'est pas sans danger, comme le vol en soi, voire le vol entre camarades.

Maitron dans son étude sur le mouvement anarchiste français souligne une décision du congrès anarchiste de Londres: l'adoption de la violence révolutionnaire, en 1881. Or pratiquement aucun acte important n'illustre cette tendance. Pourtant trois périodes auraient pu justifier le déclenchement d'attentats. En 1882-83, 1e mouvement ouvrier français, en particulier dans la région de Saint-Étienne, est marqué par des assassinats de chefs d'équipe, des tentatives de sabotages et des groupes de travailleurs armés.

Au procès de 66 anarchistes à Lyon en janvier 1883, accusés d'appartenance à l'Internationale et d'avoir commis un attentat, une déclaration des inculpés défend 1es principes anarchistes et le pain et la science pour tous. On est donc loin de la tactique de Cafiero et de Malatesta.

Pourtant à la même époque en Espagne, le mouvement libertaire le plus nombreux et le plus organisé, avec des dizaines de milliers d'affiliés, comme au temps de l'Internationale, était partagé par une polémique qui laissa des séquelles pendant des années: la Mano Negra. Á partir de 1878 les incendies criminels de grandes fermes et la destruction des oliviers, des vignes et du bétail augmenta considérablement en Andalousie [22]. Et en février 1883, les autorités annoncèrent la découverte d'un complot visant à exterminer tous les propriétaires en Andalousie. Il y eut 2.000 arrestations dans la province de Cadix, 3.000 à Jerez, etc., et principalement parmi les affiliés de la FTRE (Fédération des Travailleurs de la Région Espagnole).

Max Nettlau souligne qu'il y avait 14.000 affiliés à la FTRE en Andalousie [23] soumis dans leur grande majorité au chômage saisonnier et à la terreur imposée par les propriétaires des latifundia (très grandes propriétés). Au lieu d'expliquer cette situation et de montrer que la Mano Negra n'était qu'une réaction au terrorisme patronal, le conseil général de la FTRE déclara: notre Fédération n'a jamais été en faveur du vol, de l'incendie, de l'enlèvement et de l'assassinat; que l'on sache également que nous n'avons pas eu et nous n'avons pas de rapport avec ce qu'on appelle la Mano Negra. Et Nettlau notait que le Conseil croyait sauver: la Révolution future [...] en désavouant cruellement ceux qui étaient en droit d'attendre que leurs camarades restent solidaires d'eux et qui, eux, sont morts fidèles à cette solidarité [24].

Enfin, en 1886-87, il y eut la bombe de Chicago pendant les manifestations de grévistes et pour le premier mai, avec la condamnation à mort de plusieurs travailleurs anarchistes, sans que la vague de terrorisme anarchiste se déclanche.

C'est paradoxalement au moment où Pouget recommande aux anarchistes de s'intéresser au syndicalisme et où Kropotkine souhaite la formation de groupes plus coordonnés, qu'éclate une vague d'attentats en France de 1892 à 1894, immortalisée par Ravachol, Vaillant et Émile Henry. Cet enchaînement de faits (Henry voulait venger Vaillant, qui lui-même vengeait Ravachol) semble d'abord dû au besoin d'agir en attendant le moment révolutionnaire. Au contraire de ce qui se passa en Espagne, il n'y eut pas le refus net des attentats. Elisée Reclus en particulier montra sa sympathie envers les condamnés, sans approuver pour autant la violence individuelle ni du reste la non violence.

Bakounine a écrit: La révolution d'ailleurs n'est ni vindicative ni sanguinaire [25]. Cependant face aux lois "scélérates" de 1893 et 1894, prévoyant de frapper la provocation indirecte, l'entente en vue d'un acte délictueux, même si le délit n'a pas eu lieu et enfin ceux qui [sans] entente préalable, font par un moyen quelconque, acte de propagande anarchique [26], on peut comprendre des réactions dures. Mais Émile Henry atteignit l'exagération lorsqu'il affirma frapper la bourgeoisie en bloc, dans le tas, sans choisir mes victimes [27]. Malatesta et la majorité des anarchistes ont préféré préconiser une violence limitée et jamais aveugle.

Le syndicalisme, le terrorisme étant clairement formés, l'individualisme apparut aussi en Europe. En Amérique du Nord, il s'était développé beaucoup plus tôt. Nettlau remarque qu'au milieu de vastes ensembles autoritaires et conservateurs de cette société, il y avait des noyaux libertaires religieux ou athées.

Sous l'influence d'Owen, de Fourier et de Cabet, Josiah Waren réagit en considérant la collectivité sociale désintéressée comme impossible. En 1841, il publia pratiquement la même année où Proudhon et Louis Blanc jettent les bases du socialisme étatique et de l'anarchisme. Et l'individualisme nord-américain continua de se développer avec Stephen Pearl Andrews qui envisageait d'organiser le commerce en dehors de l'État, des monopoles et des banques. Henry David Thoreau avec Sur le devoir et la désobéissance civile de 1849 et Walden. Ma vie dans les bois (1854) a donné ses lettres de noblesse à un individualisme où se mêlent des courants de solidarité et de petit capitalisme.

Ces tendances sont étrangères aux conceptions de Max Stirner, qui fut étudiant avec Marx et Engels, et les connut bien dans un cercle de discussion où il alla jusqu'à avancer l'idée de la suppression complète de l'État, ce qu'a rappelé Engels dans un poème À bas les rois, À bas les lois. En 1844, Stirner termina son ouvrage principal L'unique et sa propriété qui passa pratiquement inaperçu à l'époque. Presque cinquante plus tard, grâce aux efforts d'un lecteur passionné, Mackay, ce livre fut réédité et connut un certain succès. Si on lit entièrement son oeuvre, on ne peut voir en lui qu'un socialiste (Nettlau) et on ne peut oublier ses nombreuses pages sur l'association libre. On peut considérer que Nietzche a beaucoup emprunté à Stirner, alors que ce dernier était dans l'oubli, ce qui a par la suite, aidé à connaître les idées individualistes.

Les trois courants évoqués sont fort différents, mais Nettlau et de nombreux anarchistes comme Reclus et Voltairine de Cleyre ont cherché un anarchisme sans adjectif -selon la définition de Tarrida del Mármol- pour arriver au même but malgré les voies distinctes proposées par les uns et les autres.


Notes:
1. Daniel Guérin Jeunesse du socialisme libertaire, 1959, p. 33.
2. Bakounine L'Empire knouto-germanique, éd. Champ Libre, tome 8, p.68.
3. Khristomatíya po starobálgarska literatura [Anthologie de littérature en vieux-bulgare, Sofia, 1967, p. 208.
4. Guérin Jeunesse ... p. 49.
5. Guérin La lutte de classes sous la Première république, II p.59.
6. Bakounine ... Œuvres, Champs libres, IV, p. 437.
7. Víctor García La Internacional obrera, Madrid, 1977.
8. Reproduit dans les deux tomes de Ribeill en 10/18 Marx-Bakounine socialisme autoritaire ou libertaire I pp. 21 et 223.
9. Marx à Engels, lettre du 3-11-1864, Ribeill o. c., p. 64.
10. Marx à Kugelman, lettre du 28-3-1870; Ribeill, o. c., I, p. 109.
11. Lettre de Bakounine à Herzen, 28-10-1869, Ribeill, o. c., I, p. 88.
12. Voir Lettre à un Français sur la crise actuelle, Ribeill, p.168.
13. Marx, Engels, Lénine Sur la Commune de Paris, Moscou, 1971, p. 282.
14. Proudhon Justice et Libertés, choix de textes, PUF, p. 220.
15. Ribeill, o. c., I, pp. 400-401 et Bakounine OEuvre III.
16. Bakounine De la guerre à la commune, éd. de Fernand Rude, pp.465-466.
17. Ribeill, o. c., I. p. 188.
18. Ibid. I, pp. 215, p. 219.
19. Ibid. I, p. 353.
20. cités dans Marx, Engels, Lénine Sur l'anarchisme et l'anarcho-syndicalisme, Moscou, mais nous citons à partir de la version espagnole.
21. Lettre de Cafiero à Bakounine, 29-8-1875, citée par Nettlau dans Errico Malatesta, la vida de un anarquista, p. 87.
22. Clara Lida Anarquismo y revolución en la España del siglo XIX, p. 247.
23. Nettlau La Première Internationale en Espagne 1868-1881.
24. Ibid. p. 600.
25. Bakounine L'Empire knouto-germanique et la révolution sociale 1870-71, Œuvre t.8, p. 345.
26. Maitron Le mouvement anarchiste en France, I, p. 252.
27. Coup pour coup, éd. Plasma, 1977.

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